Faire classe en double-niveau

Faire classe en double-niveau

Dans la grosse école de ville où j’enseigne, le double-niveau, c’est plutôt une anomalie. Je le sens dès le premier jour : les parents me font part de leur inquiétude, me disent qu’aucun de leurs enfants n’a jamais été en double-niveau ou me demandent si les CE2 ne vont pas ralentir les CM1.
Les élèves sont plutôt surpris aussi et le verbalisent clairement, surtout en CM1. « Maîtresse, c’est qui eux ? Pourquoi on ne les connaît pas ? ». Je réponds qu’on va apprendre à se connaître, bien sûr. « Vous ne les connaissez pas encore parce qu’ils étaient dans la classe en dessous, mais ça ne va pas tarder ! » Et je lance aussitôt des petits jeux coopératifs de rentrée, qui se passent bien. Nous montons en classe.
« Maîtresse, on est les CM1 A ou B ? Comment ça, on n’a pas de lettre ? Mais toutes les autres classes ont une lettre ! J’ai toujours eu une lettre, moi ! ». J’explique que, étant la seule classe de CE2-CM1 de l’école, nous n’avons pas besoin de lettre, mais je rencontre des regards sceptiques.
Ils s’asseyent. C’est la première fois de ma carrière que j’enseigne en double-niveau : j’ai fait un plan de classe un peu au hasard, en séparant les niveaux. Des regards méfiants s’échangent. Les CE2 sont visiblement plutôt intimidés, tandis que les CM1 mettent un point d’honneur à montrer qu’ils ne le sont pas.
« Maîtresse, ils partent quand, les CP ? » me demande avec candeur une des CM1. J’ai beau réexpliquer le principe du double-niveau, la journée est émaillée de « c’est des CE1 ou des CE2, déjà ? ». Une CE2 finit par rétorquer « nous, on est des CE4 », parfait !
Dès le lendemain, je chamboule tout le plan de classe en plaçant systématiquement un CE2 avec un CM1, et je prévois des activités qui se font par paire. Mon objectif, c’est de les faire travailler le plus possible ensemble, et j’oriente mes programmations dans ce sens. On fait tout le français ensemble. En mathématiques, je créé deux groupes, l’un constitué principalement de CE2 (et de CM1 en délicatesse avec la numération), l’autre de CM1 (et de CE2 meilleurs qu’eux en calcul). En termes de différenciation, je suis au plus près des besoins de chacun, bien plus facilement et naturellement que lorsque j’avais un simple niveau.
Chaque fois qu’il faut faire des groupes ou des équipes, que ce soit en EPS, pour des jeux d’allemand, des challenges de poésie ou des séances de découverte en français, je mélange les niveaux. Et ça fonctionne : ils travaillent ensemble, les CE2 font leurs preuves auprès des CM1, qui commencent à se dire que quand même, si certains peuvent les battre à plates coutures dans des jeux de lecture ou de maths, on est plutôt contents de les avoir dans son équipe !
C’est un début. Mais ce qui finit par souder définitivement ces groupes en une classe à part entière, ce sont les projets et la pédagogie Freinet. Je nous ai inscrits à un cycle de rugby terminé par un tournoi contre d’autres écoles. Ce qui compte, ce n’est pas d’être un CE2 ou un CM1, c’est de courir dans le bon sens et jouer collectif, ce que mes élèves comprennent très vite. On participe aussi à un concours d’arts plastiques, pour lequel toutes les décisions sont prises par le Conseil, au vote. Les élèves s’emparent de l’institution, proposent beaucoup de projets et s’y investissent, en prenant en compte les forces et faiblesses de chacun.
Ils organisent tous ensemble des tournois de course ou des spectacles de théâtre en récréation, mélangés.
En novembre, je commence à séparer CE2 et CM1 pour les mathématiques, car les fractions ne sont au programme que du cycle 3. « Quand même, c’est dommage, je suis sûre que H. et Z., ça leur plairait, les fractions ! » remarque une CM1.
Au plan de travail, ils sont ravis de pouvoir travailler à plusieurs, et ne prêtent plus aucune attention au niveau. D’ailleurs, lors de notre dernier projet collectif, un projet d’écriture, tous les groupes qu’ils avaient eux-mêmes constitués étaient mixtes.
J’ai mis en place des ceintures de calcul mental qui ont soulevé l’enthousiasme des foules, et H. en CE2 fait le tour des CM1 en ceinture jaune pour leur expliquer sa technique pour soustraire neuf, « heureusement qu’elle est là ! ». Les passages de ceinture occasionnent des applaudissements : personne n’applaudit plus fort que les CM1 quand une CE2 en difficulté parvient enfin à passer la ceinture blanche après des mois d’efforts. Et quand on évoque les autres classes de l’école, ce n’est plus pour parler de l’absence de lettre, mais plutôt du tournoi de rugby ou du concours d’arts plastiques qu’on a gagnés.
Pour cette période, je compte faire davantage d’histoire ou de sciences en groupes de niveau, en plus des mathématiques. J’ai fait un nouveau plan de classe qui sépare les niveaux avec sérénité. Bien sûr, tout n’est pas idéal : il y a des élèves en difficulté à aider, des comportements à gérer, les CM1 continuent de prendre beaucoup de place et les CE2 bien moins… Mais on fait classe, dans un esprit d’entraide et de coopération constant, et c’est déjà beaucoup !

Juliette Amiot
Ecole Kléber, Mulhouse