Le challenge de poésie
La poésie, c’est vraiment quelque chose que j’aime beaucoup, à la fois à titre personnel et en tant qu’enseignante. Alors, comme je l’ai toujours fait avec mes classes de CE1, j’emprunte des beaux livres de poèmes à la bibliothèque et je laisse chacun choisir le poème qu’il va apprendre. Je consacre une petite séance à de la méthodologie, comment faire pour apprendre par cœur un poème, quels sont les critères de réussite. Je laisse du temps en autonomie et au plan de travail pour qu’ils puissent l’apprendre sur temps scolaire. Et je donne un délai avec une récompense collective : si toute la classe connaît son poème en deux semaines, on fait une partie de foot. Ça a toujours très bien fonctionné, grâce à des climats de classe bienveillants : les premiers à connaître leurs poèmes aident les derniers, et tout le monde finit par le retenir dans les temps.
Sauf que cette année, j’ai des CE2-CM1. Ils adorent travailler en autonomie et n’ont pas besoin d’encouragements pour s’entraider, mais ils n’aiment pas la poésie. Ils choisissent presque tous le poème le plus court, et comme ce sont des grands, ils le retiennent extrêmement vite. Même la récompense ne suffit pas à motiver les rares à avoir choisi un poème un peu plus long, qui n’en apprennent pas plus de la moitié. « Ce n’est pas contre vous, c’est juste que la poésie c’est un peu nul. On peut faire du calcul mental, maintenant ? »
Je profite des vacances suivantes pour y réfléchir. Visiblement, les beaux livres et les lectures passionnées ne les touchent pas, alors autant laisser tomber et partir de ce qui leur plaît et que j’ai vu fonctionner avec eux : le travail collaboratif et en autonomie. Les jeux. Le fait de gagner.
Je divise la classe en deux équipes. Je m’inspire du blog de Lutin Bazar pour créer un système de points : chaque poème, récité lors d’un créneau dédié, peut rapporter jusqu’à 4 points (de belle copie dans le cahier, illustration, mémorisation par cœur et récitation avec le ton). J’impose de commencer par un poème sur l’hiver (et je prends soin de faire en sorte que même le plus facile soit assez long pour que l’apprentissage prenne un moment !). L’équipe qui a le plus de points à la fin de la période gagne – à la condition que tous ses membres soient passés au moins une fois, même les UPE2A qui ne parlent pas encore français et qui auront besoin de l’aide de leurs pairs.
Quand je dis qu’on va à nouveau apprendre des poèmes, ça soupire, mais dès que j’explique la teneur du challenge, je vois aussitôt des yeux qui brillent et des dos qui se redressent. Tout le monde se précipite pour choisir et copier un poème.
Au fil des semaines, je constate que toute la classe joue le jeu et qu’étaler le challenge sur toute la période est une excellente idée. Beaucoup d’élèves, qui ont commencé par le poème le plus facile, ont le temps d’en apprendre un ou plusieurs autres. Il ne passe pas un jour sans qu’un petit groupe de deux ou trois élèves n’aille s’entraîner au fond de la classe ou dans le couloir. Les équipes s’encouragent, se soutiennent. On rappelle à la timide H. qu’elle doit parler assez fort pour qu’on l’entende lors de la récitation, on va spontanément demander à N. si elle a besoin d’aide parce qu’on la sait en difficulté, on montre aux UPE2A ce qu’il faut faire.
Je remarque aussi que chacun y trouve son compte en fonction de son caractère et de ses intérêts. M., qui a une excellente mémoire, se met au défi d’avancer le plus possible dès qu’elle peut (elle en apprendra 8 sur la période). N., qui aime commander, fait des prévisions statistiques pour son équipe (« si on passe trois fois et qu’on a le nombre maximal, on peut encore les dépasser ! ») et s’assure que tout le monde soit passé pour valider les points. Un groupe de filles décide de mettre un poème en chanson pour être sûr de gagner le point de récitation. R fait de vraies œuvres d’arts dans son cahier et aide son ami H, bien moins soigné, à en faire suffisamment pour son point d’illustration. Sur la fin, les deux élèves les plus rapides consacrent des demi-heures entières à expliquer leurs poèmes aux UPE2A à l’aide de petits dessins et à les faire répéter.
Ils étaient tellement enthousiastes jusqu’au bout que j’ai proposé de refaire un challenge cette période, pour permettre à l’équipe perdante de prendre sa revanche. « Oh non, on change les équipes plutôt, c’est mieux ! Ce sera plus rigolo de travailler avec d’autres gens ! ». Ce n’est pas la première fois, mais leur esprit de collaboration à toute épreuve m’impressionne toujours. Je décide aussi de créer des niveaux de difficulté, qui permettent de gagner plus de points lorsqu’on choisit des poèmes difficiles, et j’ai le plaisir de voir les élèves autrefois peu motivés se diriger vers des poèmes vraiment exigeants.
Je vois bien qu’ils ne sont pas plus sensibles qu’avant à la beauté des mots et des livres, mais il y a eu d’autres choses. Ils ont pris un vrai goût de l’effort, de la persévérance, de la mutualisation des ressources, de l’entraide et de la collaboration, et ils ont acquis des compétences de méthodologie indéniables. Peut-être que les mots, rythmes et sonorités resteront néanmoins un peu dans les mémoires !
Juliette Amiot
Ecole Kléber, Mulhouse