Bilan de mon année en Pédagogie Freinet

Une année en pédagogie Freinet : le bilan

 

Après plusieurs années de ZIL, c’est la première fois que j’ai un poste fixe. J’en ai profité pour mettre en place des éléments de pédagogie Freinet que j’avais pu tester au fil de remplacements, comme le plan de travail et le Conseil qui ont été des piliers tout au long de l’année, mais aussi beaucoup de projets coopératifs décidés et réalisés par les élèves. C’était fascinant d’observer les effets produits par ces méthodes sur le long terme.

La coopération

Pour les projets, il faut travailler par groupes, c’est obligatoire. Pour le plan de travail, c’est au choix de chacun et mes élèves choisissent généralement de travailler à plusieurs.

Résultat : ils sont plus motivés pour apprendre les notions et les apprennent mieux. Mais en plus, à force de travailler ensemble (et vraiment ensemble, pas juste en étant assis dans la même pièce) ils se connaissent par cœur. Un exposé à réaliser par 4 ? Spontanément, ils répartissent le travail de manière optimale.

  • Moi je vais faire le résumé vu que j’écris bien, M. tu voulais aussi ? Ecris notre avis sur le livre, c’est presque aussi long.
  • N’oubliez pas que tout le monde doit participer…
  • On sait maîtresse, dès qu’on a fini on entraînera N. à lire, et c’est aussi elle qui fera le dessin, c’est un travail important !
  • Moi je fais l’auteur !
  • Et on va vérifier que tu fais bien, parce qu’il faut le présenter aux autres classes après, donc ça doit être propre !

Le sous-entendu est limpide, tout le monde sait que le cahier du jour de K. est loin d’être le plus soigné, mais il ne s’offusque pas, car lui aussi connaît les enjeux et sait ce qu’il doit améliorer. C’est finalement lui qui entraînera N. à lire pendant que les plus soignés fignoleront l’affiche, il sait comment être expressif à l’oral.

De même, au quotidien, je ne m’inquiète pas pour les plus faibles parce que je sais que le groupe a un œil sur eux au même titre que moi. Quand j’écris une longue leçon, je sais que dès que les plus rapides auront fini d’écrire, elles prendront le cahier des plus lents et termineront pour eux, suppléant l’AESH que nous voyons rarement faute d’embauches suffisantes. Quand j’ai mal calculé la durée de ma séance d’histoire avec les CM1 et que les CE2 se retrouvent en autonomie plus longtemps que prévu sur des problèmes, je sais que les plus faibles ne passeront pas trente minutes sans rien faire en m’attendant : voilà déjà deux élèves qui sont debout pour les aider, et la plus organisée du groupe qui fait un tour pour s’assurer que les manuels de français aient été rangés et que A., toujours dans la lune, ait avancé. Bien sûr, je prendrai le temps de venir dès que je serai disponible, mais en attendant, ça fonctionne sans moi.

Lorsqu’on a travaillé la multiplication posée, ils ont même développé une intelligence collective : chacun avait sa feuille, chacun travaillait individuellement (puisque je l’avais, exceptionnellement, imposé), mais toutes les trente secondes on entendait fuser :

  • Hé, M., 6×7 ?
  • 42 !
  • Merci !

Ça ne leur serait jamais venu à l’idée de tricher en regardant la feuille de leurs camarades, ils se contentaient d’aller chercher l’élément qui leur manquait (à savoir : une bonne connaissance de la table de 7) auprès des trois élèves qui savaient parfaitement leurs tables de multiplication.

D’un côté, j’admire cette coopération qui est devenue une seconde nature, d’un autre côté j’en vois la limite : quel est l’intérêt d’apprendre ses tables quand on peut compter sur un camarade pour le faire ? Quel est l’intérêt d’écrire soigneusement si on sait que quelqu’un d’autre le fera pour l’exposé ?

C’est la première fois que je vais assez loin dans la coopération et le climat bienveillant pour que ces questions se posent, et je n’ai pas vraiment trouvé comment surmonter cette limite. J’ai fait en sorte d’interroger beaucoup à l’oral pour avoir une idée du niveau de chacun sans les autres, et j’ai parfois imposé des temps de travail individuel. J’ai remarqué que certains perdaient confiance en eux lors de ces temps : ils ont pourtant tout à fait les capacités de réussir seuls, mais ils ne s’en croient pas capables, alors que le regard de l’autre leur donne l’impulsion nécessaire. Pouvoir compter sur les autres à ce point est à la fois une force et une faiblesse.

La méthodologie

On travaille aussi ensemble pour réussir seul. Apprendre une poésie pour la réciter devant les autres, réviser sa leçon pour l’évaluation : on a des temps et des systèmes dédiés pour le faire en classe, en autonomie, que là encore les élèves investissent à plusieurs. Ils se font réciter leurs poèmes, se posent les questions d’entraînement à l’évaluation, échangent leurs méthodes. « Tu n’as pas peur que ce soit trop dur, au collège, sans tout ça ? » m’ont demandé des stagiaires. En réalité, si au collège ils gardent l’habitude de demander à un copain de le faire réciter un poème, ou celle de se demander quelles questions seront posées à l’évaluation puis de s’entraîner à y répondre, je pense qu’ils seront armés.

La rigueur

C’est une autre limite que j’ai trouvé à mon fonctionnement Freinet cette année : j’ai l’impression que mes élèves s’investissent davantage dans le processus de coopération,  que dans le résultat final. Les exercices sont faits avec motivation et coopération, mais sont souvent bâclés, faux alors que les notions ont été comprises, ou mal écrits. Les textes libres et rédactions sont accueillis avec enthousiasme, mais personne ne fait attention à son orthographe. On aime réviser son évaluation avec les autres et on le fait sérieusement, mais le jour J il manque des notions et personne n’a pris la peine de faire des phrases même si je l’ai dit et reredit. C’est sûrement moi qui ai loupé le coche, un moment où il aurait été crucial de recadrer, de ralentir. Moi aussi j’ai tendance à me disperser, à m’enthousiasmer pour les projets et c’est certainement mon manque d’organisation et de rigueur qui a généré le leur. C’est définitivement un point que je veux améliorer l’année prochaine.

La démocratie

Mes élèves ont tout de suite compris comment utiliser le Conseil et les systèmes mis en place. On a fait énormément de projets qui ont beaucoup apporté, que ce soit pour les apprentissages ou les compétences psychosociales. Les problèmes ont été résolus par la communication, par des solutions que les élèves ont eux-mêmes trouvées, et ça a vraiment fonctionné. Seulement, c’est un peu toujours les mêmes qui ont proposé leurs idées, leurs projets, leurs solutions. Je sais que dans les pédagogies traditionnelles il y a aussi toujours des « têtes » qui emmènent les autres, mais cette année j’ai eu des personnalités qui ont pris vraiment beaucoup de place. Les leaders positifs sont des leaders quand même, et ils ont eu droit à beaucoup d’espace dans ce mode de fonctionnement. Si c’était à refaire, je ferais des votes à bulletins secrets pour toutes les décisions (car oui, pour la majorité de la classe la démocratie c’est attendre que H. lève la main pour lever la sienne, malgré toutes les fois où j’ai répété de choisir pour soi).

L’esprit de corps

Je suis fière de nos projets, de la coopération et de la bienveillance de ma classe. Mes élèves aussi en sont fiers. Ils sont très soudés et solidaires, c’est quelque chose que j’apprécie, mais ils en retirent un sentiment d’appartenance qui tend presque vers la supériorité. Lors du tournoi de rugby avec d’autres écoles, ils remarquent immédiatement ce qui crève les yeux : ils savent bien mieux coopérer que les autres classes, et de là à en conclure qu’ils sont meilleurs, il n’y a qu’un pas. Lorsque qu’une autre classe de l’école vient chanter une chanson, ils sont accueillis avec nonchalance et je les entends presque penser : « nous, quand on a fait un concert à toute l’école, c’était mieux ». Et quand j’annonce qu’on va faire du sport ou une sortie avec une autre classe, ce qui enthousiasme généralement les élèves, je rencontre plutôt des soupirs : « on préfère rester entre nous, avec les autres, ce n’est pas pareil. » J’ai bien sûr recadré quand il l’a fallu, mais je n’ai pas l’impression que ça ait changé le sentiment général.

Conclusion

Il y a eu des limites à ce fonctionnement Freinet, des erreurs que je ne voudrais pas refaire ou que je me demande comment éviter. J’ai aussi conscience de ma chance : je suis tombée sur un groupe qui était dès le départ bienveillant et très réceptif à la coopération et à l’autonomie. Je partais donc sur un terrain vraiment favorable.

En sortie la semaine dernière, l’AESH m’a dit : « C’est fou ce que tes élèves s’entendent bien. Il n’y a pas de clans, pas de groupe, à part la petite bande de pré-ados… Et encore, ils intègrent toujours les autres. Regarde, tu les as séparés dans le rang pour être sûrs qu’ils soient calmes, et il n’y en a pas un qui fasse la tête ou ignore son voisin, ils sont tous en train de discuter et ils sont contents. Ils sont tellement bienveillants les uns avec les autres que c’est toujours un plaisir de venir dans ta classe ».

Pour moi aussi c’était un plaisir de venir en classe, et je pense que c’était le cas pour mes élèves : c’est déjà pas mal !

Juliette Amiot

CE2-CM1, école Kléber